REALIDAD Y FICCIÓN
lindaraja REVISTA de estudios interdisciplinares y transdisciplinares. ISSN: 1698 - 2169
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Revista Lindaraja nº 7, diciembre de 2006
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Jean-Luc Petit
Professeur de philosophie, Université Marc Bloch, Strasbourg II, Enseignant-chercheur associé au Laboratoire de Physiologie de la Perception et de l’Action, umr cnrs 7152 Collège de France
Les émotions sont à l’ordre du jour. Si nous adoptons provisoirement le point de vue du lecteur de journal ou du spectateur des informations télévisées (hommage à Hegel !), il peut paraître que tous – décideurs politiques, ong militant pour les good causes, journalistes et annonceurs publicitaires – conspirent à « nous donner des émotions ». L’émotion semble la marque obligatoire de l’importance (historique, forcément) d’un événement. Une croyance qui va avec un appauvrissement desdites émotions ; les nuances délicates et subtiles de la vie affective étant écartées en faveur des commotions violentes : peur, et de préférence terreur panique ; joie, ou plutôt liesse, transports, jubilation, frénésie. D’un côté les supporters de l’équipe nationale de football dansant sur l’avenue des Champs-Élysées pour fêter la Coupe du Monde. De l’autre, la foule affolée, dans les rues de Manhattan, fuyant désespérément les tours du World Trade Center, qui s’effondrent sur elle. Paradoxalement, cette exploitation des émotions créée une accoutumance et une insensibilité qui tendent à renforcer chez le citoyen le sentiment de ne rien comprendre à des événements qui le dépassent. Au lieu d’un intérêt accru pour les affaires du monde, c’est un repli sur soi qui en résulte bien souvent. Mais, si blasé qu’on soit par le sensationnalisme ambiant, du nouveau sur les émotions, il y en a pourtant aujourd’hui dans un secteur moins médiatique, les neurosciences ; elles sont, à plusieurs égards, fascinantes pour le philosophe : D’une part, elles nous persuadent de l’imminence d’un progrès philosophique majeur : le renversement par la nouvelle science des émotions de la traditionnelle hiérarchie esprit – corps, « l’erreur de Descartes » (et, déjà, celle de Platon). D’autre part, elles nous tirent de cette autre erreur enracinée dans la tradition, de croire que les émotions ne seraient que le reflet du corps sur le cerveau (ou l’esprit), une erreur où l’on risque de tomber – où l’on tombe fatalement ! – au sortir de la première. La controverse sur l’interprétation des données laisse de la sorte – sauf pour ceux qui ne veulent voir qu’un côté à la fois – largement ouverte la question philosophique de l’essence des émotions (sont-elles « de l’esprit » ? sont-elles « du corps » ?). Les neurosciences incitent à plus de réflexion ceux qui seraient disposés à leur demander une doctrine définitive. Elles renvoient le philosophe attentif à leurs progrès à ses propres perplexités concernant la nature, l’origine, le sens ou le fondement des émotions (ou des passions). Plus positivement peut-être, la leçon des « neurosciences affectives » répète, prolonge et renforce celle des phénoménologues méditant sur la profondeur anthropologique de la motivation comme passivité intérieure – et antérieure – à l’action volontaire.
I. Regain d’intérêt pour les émotions en science positive: On observe un regain d’intérêt pour les émotions (et en général les aspects affectifs) dans les sciences positives, les sciences de l’homme, s’entend, ou sciences de l’esprit. Ici, la situation est plus complexe et les termes convenables pour la décrire plus difficiles à trouver. Certaines disciplines, bien sûr, (la psychanalyse) se sont centrées dès leur naissance sur la vie affective de l’homme (plutôt que sur les émotions, notons-le), mais leur statut épistémologique reste objet de controverse. D’autres ont commencé récemment de s’y intéresser : les sciences cognitives en avaient d’abord fait abstraction comme peu assimilables au modèle du cerveau – ordinateur. D’autres, enfin, les neurosciences, prenant appui sur quelques faits expérimentaux sur le rat, etc. concernant les bases neurobiologiques, ont mis sur pied tout un programme de recherche de « neurosciences affectives ». En somme, on assiste à un bouleversement du paysage des disciplines scientifiques (ou à prétention scientifique) et à l’émergence des émotions en tant que thème porteur pour la recherche. Les émotions sont à l’interface des différentes approches en psychologie. Depuis longtemps reconnues dans leurs expressions faciales et posturales comme preuves de principes communs à l’homme et « aux animaux inférieurs » dérivés de l’histoire antérieure de l’évolution de notre espèce[2]. Elles ont été mises en avant par les béhaviouristes contre la psychologie introspective de William James pour promouvoir une étude objective des « réactions émotionnelles[3] ». Toutefois, une certaine crispation sur les événements extérieurs qui contrôlent le comportement a détourné cette psychologie des « causes internes », bloquant l’avènement d’une science des émotions. Un blocage qui s’est maintenu malgré la réhabilitation des états mentaux par la « révolution cognitiviste » dans la mesure où cette réhabilitation était limitée aux représentations mentales et aux computations symboliques. La découverte par les neurosciences d’homologies entre le cerveau humain et le cerveau des autres mammifères et la mise en évidence de la neurodynamique fonctionnelle reliant les régions ventrales (anciennes) et corticales (récentes) du cerveau humain permettent d’envisager l’intégration future des émotions dans l’ensemble de l’activité cérébrale. Le terme « émotions » s’est imposé. Mais, cet usage risque de faire méconnaître le fait que la vie affective ne se résume pas à des épisodes brefs et intenses. On n’est pas constamment soit sous l’empire d’une émotion soit sous l’empire d’une autre émotion. Un sursaut d’effroi, un accès de colère, un cri de joie, etc. se succèdent rarement sans transition dans notre stream of consciousness. La vie affective retrouve sa continuité grâce à la prise en compte des sentiments avec leur épaisseur de durée. On se représente mal « un sentiment bref ». Également à réintroduire est la notion d’humeur. Autant les émotions sont focalisées, ponctuelles, autant l’humeur est diffuse, comme la toile de fond de notre expérience. Dans ces conditions, le minimum exigible d’une « théorie des émotions » sera leur classification : ramener la grande diversité émotionnelle, telle qu’elle se manifeste dans la phénoménologie de la vie quotidienne à un petit nombre de « traits fondamentaux ». Sans préjudice pour le fait qu’on peut aussi penser cette diversité irréductible (argument en faveur d’une approche littéraire plutôt que scientifique de la question). Sur la base de cet ensemble de traits, on compte réobtenir toute la riche variété de l’expérience affective moyennant l’application de certaines règles de composition. Présupposés de cette thèse de compositionnalité : l’homogénéité des éléments, car on ne peut composer que de l’homogène avec de l’homogène ; leur caractère discret, segmentaire ; l’internalisme, ou exigence que la composition n’utilise et n’engendre toujours à nouveau que des éléments internes à l’ensemble de départ. Nul ne songe à se dissimuler l’arbitraire de ces présupposés. « L’extase », avec sa dimension mystique et théologique, peut-il être ramené à la catégorie « Plaisir » (excepté dans la publicité qui détourne la Ste Thérèse du Bernin comme métaphore de l’orgasme féminin) ? L’externalisme interactionnel, non l’internalisme neuronal, n’est-il pas supposé par une importante catégorie de la Médecine du travail, à l’interface entre neuroscience et société : les stresseurs professionnels ? Que faisons-nous du caractère ambiantal de la coloration affective des milieux de vie : chacun possède sa qualité émotionnelle spécifique ? Toutes ces réserves sont, bien sûr, recevables, mais il demeure qu’un pluralisme contextualiste radical comme celui qu’elles tendent à accréditer n’est pas intellectuellement satisfaisant. Outre qu’on a, tout de même, pu démontrer tout à fait empiriquement l’existence « d’émotions de base » qui peuvent être déclenchées par stimulation directe (mécanique ou chimique) du cerveau. Il importe de se mettre d’accord (pour fixer le cadre de cet examen philosophique) sur la composition de « l’univers du discours » sur les émotions. La question la plus radicale étant : « y a-t-il seulement quelque chose de tel que l’émotion ? » (Question posée dans le style du réductionnisme éliminativiste à l’égard des catégories de la psychologie populaire[4].) Il est rare qu’on note la différence et qu’on songe à discuter la corrélation (ou son défaut) entre les usages sémantiques au laboratoire et ceux de la vie quotidienne (dont on peut soutenir la priorité, vu que le premier fait des prélèvements sur la seconde). Également à discuter sont les limites de ce que nous entendons d’ordinaire par « émotion » : les cas évidents, ceux qui seraient plus contestables, ceux qui n’en font décidément pas partie. Exemple : un psychologue (anglais) a soutenu que le plaisir gustatif d’un bon vin n’était une « émotion » que pour un français ! Un préjugé « naturaliste » des psychologues leur fait admettre l’existence des émotions comme on assume normalement celle des choses physiques. Or, il y a lieu d’introduire dans l’ontologie du discours sur les émotions une certaine dose de relativisme contextuel et culturel. Et cela devrait pouvoir se faire sans céder au scepticisme.
II. « Le renversement » de la hiérarchie esprit – corps : Faisons retour sur la distinction traditionnelle entre « émotions » et « raison ». Son attribution abusive à Descartes ignore Les Passions de l’âme (1649), une théorie intégralement mécaniste de la vie mentale. Le rationalisme intellectualiste serait plutôt imputable à J.-J. Rousseau, qui prétend enseigner son Émile à regarder comme un malade un homme en colère. Le pur et simple renversement qu’on nous fait miroiter de la hiérarchie traditionnelle est insoutenable : même si les émotions peuvent influer sur nos décisions, voire les guider, elles n’en rendent pas compte de la rationalité. S’il n’y a plus de structure inférentielle, il n’y a plus de raisonnement : telle est la misère d’une théorie du « raisonnement naturel ». Un équilibre reste à trouver entre l’exigence épistémologique de la possibilité d’une « vision neutre des choses » et l’exigence de réalisme psychologique de reconnaissance de l’imprégnation affective de toutes nos activités. Absurdité de la genèse de l’arithmétique à partir des tendances scatologiques de l’enfant (Mélanie Klein). L’intérêt du philosophe pour les émotions s’inscrit dans un mouvement général de réhabilitation du corps contre un ancien mépris imputable à l’intellectualisme ou au rationalisme dans la culture de l’Occident et au sein même de la tradition philosophique. Un message paradoxal nous vient des sciences cognitives, dont le développement spectaculaire n’est pas étranger à la puissance du modèle du cerveau – ordinateur et de l’esprit – programme ainsi qu’à la séduction d’une conception représentationnelle et computationnelle du mental, un contexte intellectuel peu sensible à l’importance des émotions pour la cognition. Aujourd’hui les neurosciences sont à la croisée des chemins : une partie d’entre elles épouse les dogmes cognitivistes et s’accommode d’une conception de l’homme réduit à son cerveau et de l’esprit à des étapes de calcul. Une autre partie est à la recherche d’une physiologie « incarnée et située » qui rendrait justice à notre situation corporelle et interactionnelle. Mais le rôle idéologique joué par les philosophes (quand ils en jouent un !) ne s’exerce pas dans le sens d’une clarification ni de l’émergence d’une physiologie du corps. On tend à attribuer aux neurosciences le mérite d’un renversement accompli, en réalité, dès le début du XXème s. au sein du mouvement phénoménologique. Edmund Husserl, qui a dépassé son propre cartésianisme (priorité à l’ego cogito) en direction d’une théorie de la constitution du sens subjectivement vécu des objets du monde perçu sur la base de l’expérience kinesthésique et qui, en osant enraciner la motivation dans une paradoxale « intentionnalité pulsionnelle », a poussé jusqu’à ses plus extrêmes limites la philosophie transcendantale. Maurice Merleau-Ponty, qui a surmonté le dualisme de la tradition spiritualiste française en mettant l’accent sur « la chair » comme « entrelacs » du corps propre et du monde dans la perception et le geste. Erwin Straus, qui a critiqué le mécanisme cartésien de la psychologie behavioriste et de la cybernétique et opposé au schéma S – R « une analyse historiale » du sentir et du se mouvoir plus conforme « au sens des sens ». Ces auteurs ont fait l’essentiel du travail, accomplissant l’expérience de pensée d’un dépassement, qui implique de renoncer à ce qu’ils avaient d’abord accueilli comme la révélation de la subjectivité, mais sans toutefois rendre les armes à l’objectivisme et au réductionnisme naturaliste. L’intentionnalité pulsionnelle relie volonté et émotion. Est-ce que les émotions possèdent cette propriété caractéristique de la vie de l’esprit qu’est l’intentionnalité, aux deux sens du terme : le mouvement de s’orienter vers quelque chose pour un acte subjectif ; la référence à un objet pour un état mental à contenu représentationnel. On a peur « de quelque chose », ou « de quelqu’un », ou encore « que quelque chose n’arrive » : qu’en conclure ? L’analyse du langage ne peut pas décider si les émotions sont des attitudes propositionnelles (à complément propositionnel) ou des verbes (à substantif complément d’objet). L’analyse phénoménologique peut tirer les émotions tantôt du côté des actes objectivants, tantôt du côté d’un rapport au monde plus englobant. Husserl a fait la synthèse des deux théories des kinesthèses concurrentes : celle de James, purement périphérique, et celle de Wundt (le sentiment d’innervation), purement centrale. D’abord sources de changement pour la constitution de l’objet de perception à partir des images visuelles, seules concernées par la visée intentionnelle, les kinesthèses acquièrent une orientation intentionnelle. La reconnaissance de cette dimension proprement psychique des kinesthèses les rend aptes à effectuer la transition entre le système des motivations et émotions et le système de l’action volontaire. Sans cette intentionnalisation des kinesthèses, les émotions manqueraient de sens pour le sujet et ne pourraient assurer sa motivation en orientant son activité vers un but doué de sens pour lui. Si le renversement de la hiérarchie esprit-corps n’est pas physicaliste mais cognitif, c’est dû à cette inclusion des kinesthèses dans une théorie de l’intentionnalité elle-même incarnée dans le corps. Une phénoménologie des instincts a-t-elle sa place dans la constitution du sens ? La phénoménologie veut rendre compte du fait que le monde, ainsi que toutes les choses qu’il y trouve, ont un sens pour l’agent humain. Les sources de ce sens étant à chercher dans les activités de cet agent, on est invité à prendre à rebours le chemin de la constitution qui a donné l’objet tel qu’il apparaît à la conscience réflexive, en direction des couches profondes de la motivation, sous-jacentes à la conscience. Néanmoins, comme l’enquête phénoménologique est limitée au domaine du sens, elle ne saurait rejoindre de pures quantités d’énergie « psychique » (Freud). Au delà des intentionnalités objectivantes : représentation, mémoire, perception, volonté, action, on trouve l’affect, l’humeur (Stimmung). L’analyse de l’action reconduit à des intentions instinctives innées, synthèses passives orientées vers un but mais sans structure cognitive. A ce niveau s’éclaire le fait que si l’action peut s’inscrire dans un plan rationnel, elle nous concerne avant tout par sa valeur vitale dans la mesure où nous sommes un corps dans le monde de la vie quotidienne.
II. Les émotions sont-elles représentations du corps ? Un cas clinique classique habilement exploité : Phineas Gage, chef de chantier du chemin de fer dans le NE des Etats-Unis, blessé en 1848 par une barre à mine qui lui a traversé le crâne. Ayant survécu à sa blessure, a manifesté un changement de personnalité (décrit dans un rapport rédigé 20 ans après l’accident par son médecin le Dr John Harlow). Devenu instable, incapable de contrôler ses pulsions et de prendre des décisions raisonnables, il aurait eu une fin de vie misérable. En 1994 paraît dans Science un article de 3 p. intitulé « Le retour de Phineas Gage : le crâne d’un patient célèbre donne la clé du cerveau ». D’une reconstitution par ordinateur du cerveau du personnage à partir de photos de son crâne (conservé au musée médical de Harvard) l’anatomiste Hanna Damasio inférait la localisation hypothétique de la lésion dans les cortex préfrontaux ventro-médians et le neurologue Antonio Damasio en tirait argument pour sa théorie, qui l’a rendu célèbre, de la contribution des émotions à la décision rationnelle (« les marqueurs somatiques», indices de l’état du corps, aussi indispensables que la cognition pour prendre des décisions). On pourra concevoir quelques motifs de perplexité devant l’éloignement dans le temps (145 ans) entre la lésion et son explication. On s’étonnera aussi du rapport inverse entre l’étroitesse de la base empirique et l’ambition de la théorie appuyée sur celle-ci : « L’esprit est fondé sur le corps et pas seulement sur le cerveau », « La passion fonde la raison », etc. En fait, la théorie des marqueurs somatiques remet à l’ordre du jour celle de William James[5], qui elle-même s’inscrit dans la tradition de Spinoza : « les sentiments, idées des affections du corps »[6], tradition philosophique expressément assumée dans un ouvrage ultérieur par Damasio[7]. Aucun système particulier, cérébral ni mental, n’a besoin d’être dédié aux émotions en plus des systèmes sensoriel et moteur : « les processus émotionnels cérébraux ne sont rien d’autre que les processus sensoriels ordinaires diversement combinés ». Les changements corporels liés aux émotions n’en sont pas « les expressions ». Les émotions sont le sentiment que nous avons (our feeling) de ces changements corporels : « Nous sommes tristes parce que nous pleurons, en colère parce que nous frappons, effrayés parce que nous tremblons ; nous ne pleurons pas, ne frappons ni ne tremblons parce que nous serions triste, en colère ou effrayés. » « Une émotion humaine purement désincarnée est un non être. » Dans « la caisse de résonance du corps » chaque nuance émotionnelle a une réverbération unique. Ce changement corporel précède l’émotion parce que le cerveau doit d’abord en être informé par les nerfs sensoriels des organes. En dehors du changement corporel l’émotion reste un jugement intellectuel, pure cognition. Il faut savoir que Damasio fait exception par rapport à des neurosciences qui se sont détournées de cette théorie « corporelle ou périphéraliste ». Elles s’en sont détournées parce que cette théorie n’explique pas pourquoi certains événements évoquent en nous une réponse corporelle (et par là une émotion), tandis que d’autres n’en évoquent aucune. Les changements corporels ne sont pas sélectifs. C’est la cognition qui donne « son étiquette émotionnelle » à l’état physiologique : un acteur peut manipuler le jugement du sujet sur son propre état après injection d’adrénaline[8]. La déafférentation par lésion de la moelle épinière interrompt l’information du cerveau sur le corps sans altérer la capacité d’éprouver des émotions. Des sujets déafférentés, bien que ne sachant rien du niveau d’excitation de leur système nerveux autonome, éprouvent des émotions aussi intenses que les sujets normaux : « J’avais envie de lui rouler dessus avec mon fauteuil roulant ! »[9]. La décision sur la valeur positive ou négative d’un stimulus (visuel) ne passe par l’évaluation de l’état périphérique du corps. L’interposition de ce deuxième processus introduirait désordre et inefficacité. L’activation du cortex somato-sensoriel n’est peut-être pas nécessaire à l’émotion[10]. Malgré tout, on se gardera de conclure que Damasio aurait relancé à tort une théorie falsifiée. Car, l’unité du milieu chimique de l’organisme et la possibilité d’une voie extra-neuronale de communication des informations dans le cerveau redonne au corps une fonction émotionnelle. Les viscères sécrètent des hormones qui contrôlent le cerveau : l’injection de peptides gastriques provoque des attaques de panique[11].
III. Les « systèmes émotionnels » du cerveau: « Colère et peur » ne sont pas un thème purement académique ; leur traitement académique est surdéterminé par un certain contexte sociopolitique. Un climat général d’agression indiscriminée et de peur diffuse est exploité par des politiciens démagogues en vue du renforcement de l’ordre établi à l’échelle de la planète. Une compétition acharnée se livre entre les laboratoires pharmaceutiques pour la drogue miracle qui supprimera les pulsions agressives des délinquants et apaisera l’anxiété des employés soumis aux « stresseurs professionnels », ce nouveau dogme de la direction d’entreprise. On se surprend à redouter la formation d’une alliance des décideurs qui subordonnerait au pouvoir politique les instruments de la science en appliquant ceux-ci à une manipulation des affects humains propre à émousser la vigilance, à étouffer l’esprit de révolte. De là, à stabiliser la société et mettre fin à l’Histoire par un traitement préventif « des causes de la colère et de la peur ». Sur une pareille toile de fond, la question de la nature des émotions « négatives » revêt saillance et urgence. Est-ce que la notion même d’émotions négatives (requérant un traitement curatif) n’est pas la résultante de ces pressions variées qui tendent à les focaliser et localiser comme des états mentaux à substrat cérébral repérable et accessible à des interventions instrumentales (électriques ou chimiques) ? Inversement, quelle liberté gagnerions-nous à vouloir rejeter une définition mentale de la vie affective et son enracinement dans le vivant à ses différents niveaux d’approche : comportement, fonctions, tissus, héritage de l’évolution ? Ici, nous touchons du doigt l’échec de la distinction, toujours pieusement enseignée, « des raisons et des causes »[12]. L’approche psychologique des sentiments (James, Kœhler) reposerait, d’après Wittgenstein, sur la confusion entre ces catégories que la difficile reconnaissance de l’existence des règles grammaticales nous apprend l’urgente nécessité de distinguer. On peut avoir des raisons de se mettre en colère contre un impertinent, ou de craindre la damnation éternelle. Ici pas question de causalité. En revanche, un sursaut de peur, un éclat de rage sont des réactions à des causes définies. Ambiguïté de cette critique : s’il s’agit de dissocier deux niveaux de manifestation (comportemental – psychique), la question est empirique et non conceptuelle ; s’il s’agit de contester la légitimité d’une psychologie empirique dégagée de la tutelle d’une philosophie de l’esprit, on s’expose au reproche d’obscurantisme (qui n’était pas pour effrayer un Wittgenstein !). L’impact des nouvelles données a changé tout cela. La surprenante découverte (des années 30 !) est qu’une stimulation électrique localisée du cerveau (Hypothalamus) peut provoquer un accès de rage avec agression orientée vers l’expérimentateur ou un autre animal présent (chez le chat). Une stimulation électrique localisée (Amygdale) peut provoquer (chez le rat) la paralysation de peur ou la fuite et (chez l’homme) évoquer des sentiments ainsi décrits par le patient : « Quelqu’un me poursuit ; j’essaie de lui échapper » ; « Je suis aussi peu rassuré que si j’entrais dans un long tunnel obscur » ; « Je suis tombé à la mer avec des vagues qui viennent de tous côtés ». Le fait qu’on peut avoir un accès instrumental direct à des substrats de la colère et de la peur dans le cerveau ajouté au fait que les « émotions » ainsi provoquées ne sont pas moins « intentionnelles » que dans les circonstances normales est de nature à bouleverser la situation épistémologique des émotions. On ne peut plus soutenir qu’elles sont de simples réactions comportementales ou viscérales à des stimuli de l’environnement (irritation, frustration, provocation, présence de la proie ou du prédateur, appréhension d’un danger, crainte de la douleur). Même si le contexte social, la culture ambiante, le langage et les apprentissages exercent un rôle modulateur et régulateur sur la manifestation de ces émotions, celles-ci ne se laissent pas réduire à leur manifestation socialisée. Il doit exister « en nous » des pulsions instinctives d’agression ou de fuite que nous éprouvons comme des forces intérieures et qui se manifestent indirectement dans les conduites agressives ou anxieuses normales ou pathologiques. Indirectement, insistons-nous, parce que « la guerre », « le crime », « la peur du terrorisme » ne découlent pas uniquement de ces systèmes cérébraux. Même si l’idée d’une colère ou d’une peur « en soi » inscrite dans notre substance cérébrale par l’évolution et qui serait seulement activée, non causée, par les offenses ou les menaces d’autrui est à la limite de l’absurdité philosophique, il faut peut-être en passer par là pour une herméneutique plus puissante intégrant la leçon des neurosciences. Des systèmes émotionnels dans le cerveau ? Les clivages traditionnels (supérieur – inférieur ; animal – humain ; comprendre – manipuler ; holisme – localisme ; hiérarchie – feedback ; centre – réseau, etc.) tendent à s’effacer devant une conscience accrue chez les chercheurs des progrès et des limites des connaissances et des techniques. Même si les instruments nécessitent la détermination d’un point d’application précis (site d’implantation des électrodes, récepteurs spécifiques des molécules de neuromédiateurs), les programmes de recherche actuels visent moins un centre de la colère ou de la peur que la mise en évidence de circuits sous-corticaux reliant en boucles interconnectées des noyaux du cerveau profond en des systèmes de traitement intégrés. Ces boucles, sous-jacentes à nos tendances instinctives sont ouvertes sur l’extérieur par leur insertion dans des circuits cortico-sous-corticaux dont dépend notre capacité de contrôle volontaire, d’élaboration des émotions par l’apprentissage et d’expression verbale des émotions, sentiments et autres composantes de l’expérience affective. Nous pouvons choisir de nous mettre en colère, de ne pas céder à la peur, etc. Socrate à son esclave : « Je t’aurais battu si tu ne m’avais pas mis en colère ! ». Nous sommes révoltés par l’injustice. Nous sommes inquiets du lendemain. La compétition entre les chercheurs pour la découverte de dissociations fonctionnelles justifiant la postulation de nouveaux systèmes émotionnels tend à leur faire négliger le fait qu’ils repassent toujours par les mêmes structures de relais. La liste est encore assez courte : Cortex orbito-frontal : évaluation (expectative/frustration) ; Insula : convergence sensorielle (audition, douleur) ; Amygdale : noyau médial (rage), noyaux central et latéral (peur) ; Hypothalamus : noyau médial (homéostasie, peur), noyau antéro-ventral (peur), noyau ventro-latéral (agression) ; Gris central périacqueductal : colère (noyau dorsal), peur, douleur. L’imagerie fonctionnelle cérébrale chez l’homme démontre l’existence de ces substrats neuronaux des émotions ou de la perception des expressions d’émotions. L’amygdale (gauche), noyau sous-cortical à la face médiale du cortex temporal, est activée par la présentation de photos de visages exprimant la peur[13]. Les cortex orbito-frontal (droit) et cingulaire antérieur sont activés par la présentation de visages exprimant la colère, mais pas par des visages exprimant la tristesse. En revanche l’amygdale réagit à l’expression de la tristesse, mais pas à celle de la colère, possible dissociation entre deux systèmes émotionnels[14]. La fonction de l’amygdale serait de qualifier en termes de « récompense / punition » les stimuli, objets ou scènes de l’environnement pour l’orientation de l’action. Celle du cortex orbito-frontal, d’inverser la valeur de ces stimuli suivant l’état de l’organisme (faim, satiété, dégoût) ou de provoquer une inversion des dispositions du sujet face à un agresseur. Ces « patrons d’activation » du tissu cérébral, enregistrés lors d’une tâche indifférente (reconnaître sur des photos de visages les hommes des femmes), ne mesurent pas vraiment « l’émotion elle-même », mais tout au plus un symptôme de la reconnaissance implicite de la catégorie d’émotion exprimée sur ces photos.
III. Emotions et langage : Une grande confusion règne dans les esprits sur le rapport entre langage et émotions. L’abus est général du verbe « s’exprimer » comme renvoyant tantôt à l’expression publique de l’intimité de la personne (le contraire de : pudeur, timidité, complexe), tantôt à « l’expression des émotions » (froncement des sourcils), tantôt aux expressions du langage (parler de soi, se confier, avouer). Une gesticulation hystérique est encouragée comme manifestation naturelle de sentiments et comme plus significative que tout énoncé verbal. Les émotions elles-mêmes sont souvent considérées comme « un langage » : confusion entre signe / symptôme / signal / communication / expression linguistique. Dans l’état actuel des sciences cognitives on est passé d’un scepticisme systématique à l’égard des concepts du sens commun (émotion, sentiment) à un dogmatisme mentaliste qui postule un système neuronal pour chaque catégorie psychologique. Face à cela, les neurosciences localisent les systèmes émotionnels dans des circuits sous-corticaux communs à tous les mammifères, tandis que les systèmes responsables du langage sont exclusivement corticaux : d’où difficulté pour l’articulation émotions – langage, si naturelle qu’elle soit au sens commun. Première tentative de clarification : la théorie positiviste de la signification[15] et la détermination d’une « signification émotionnelle » (non cognitive). En rupture avec le psychologisme, les mots « n’expriment » pas ce que ressent le locuteur (ni ce qu’il « veut dire »). Les mots n’ont de signification que dans le contexte d’une phrase d’un langage donné. Cette signification est déterminée par « les conditions de vérité », c’est-à-dire les situations du monde dans lesquelles les phrases employées dans ces situations sont vraies (ou sinon, fausses). Un positivisme extrême (Carnap) a, en un premier temps, voulu retirer toute signification aux énoncés non réductibles à l’expression de leurs propres conditions de vérité. Les énoncés de la métaphysique (Heidegger, Hegel, Descartes), mais aussi de l’éthique et de l’esthétique étaient présumés dépourvus de signification. En un second temps, une place fut faite pour une signification « non cognitive », c’est-à-dire sans prétention d’informer sur l’état du monde, mais seulement « d’exprimer » (sens poétique ou musical) la relation émotionnelle du locuteur au monde, son attitude à l’égard de la vie ou de la société. La signification émotionnelle réinsérée dans le contexte psychologique d’une théorie causale de la signification et encadrée par une propriété dispositionnelle : un signe possède une disposition à produire chez l’auditeur une réponse émotionnelle comme le café possède une propriété excitante. Exemples[16] : « Bon », traduction : J’approuve ceci, faites comme moi ! ; « Nigger » : Un négro, beurk ! Seconde tentative de clarification : l’analyse du langage ordinaire contrôle grammatical du langage des « théoriciens » (philosophes et psychologues)[17]. Les perplexités des philosophes et des psychologues sont principalement imputables à une méconnaissance des règles subtiles de la grammaire du langage ordinaire. Leurs énoncés violent les distinctions de catégories des expressions et engendrent des mythes. Purement critique, le rôle du philosophe est de dissiper ces mythes en réinsérant les expressions trompeuses dans le contexte de leur « jeu de langage » dans la communication courante. Application au langage psychologique sur les émotions[18]. En voulant faire entrer dans « leurs trous à pigeons » les expressions du mental tirées de la conversation, les psychologues ont confondu sous le terme « émotions » des catégories d’expressions hétérogènes : les expressions de « feelings » pour des sensations corporelles, sans rapport avec l’explication des conduites ; les explications de conduites par des « mobiles » (vanité, avarice, violon d’Ingres), propriétés dispositionnelles dont l’expression complète est une proposition conditionnelle ; les expressions pour « des agitations » (tendances + inhibitions) ; les expressions des « humeurs » (aspect atmosphérique, global). Toutes ces expressions étant traitées sur le modèle des premières de cette série, de simples modes de communication (dire sur le ton de la confidence : « Je me sens déprimé ») deviennent descriptions d’expériences privées uniquement accessibles à chacun dans son monde mental. Résultat : le scepticisme est de mise quant aux prétentions explicatives des psychologues. Leurs explications confondent les raisons avec des causes. Ils infiltrent des événements mentaux sous nos expressions de mobiles. Le philosophe, pour sa part, se garde de forger des hypothèses psychologiques. On ne voit même plus l’intérêt qu’il peut y avoir à une recherche de corrélats physiologiques aux nuances de la vie affective dégagées par la conversation pour ses propres besoins, qui ne sont pas ceux du chercheur ! En réalité, le philosophe doit avant tout ne pas passer à côté de l’état des questions, celles au moins qu’il prétend se poser à lui-même. Or, la situation contemporaine est l’avènement de « neurosciences affectives » qui placent sur le terrain positif la traditionnelle question des « passions de l’âme ». Les nouvelles connaissances sur l’architecture fonctionnelle du cerveau des mammifères justifient un réemploi rigoureux d’une partie, au moins, du vocabulaire mental comme référant non seulement à des aspects du comportement ou du contexte interactionnel, mais à « des réalités internes » : il existe quelque chose de tel que la tristesse ou la joie, la colère ou la peur. Par conséquent la question est posée de savoir quels autres mots ou concepts peuvent étiqueter les systèmes émotionnels progressivement dégagés par l’investigation du cerveau. Et quelles règles président à la combinaison des émotions de base en émotions plus complexes. La stratégie de dissipation des mythes ou illusions du langage ne suffit plus. Elle présupposait la vanité des recherches d’une science dans laquelle le philosophe aurait décidé d’avance qu’il n’a pas à s’impliquer. Prétention indéfendable pour « l’amateur du savoir ». Au contraire, le philosophe du langage doit profiter de l’occasion pour retrouver le sens ontologique fort d’expressions que son analyse des « jeux de langage » avait privées de référents. Les mystères de la signification d’expressions verbales pour les émotions ne risquent rien à un dialogue avec les neurosciences. Au contraire, la contribution du philosophe ne peut qu’aider à éclairer l’interface entre les concepts de la pensée commune et les circuits cérébraux dont l’activation sous-tend la signification sémantique et pragmatique du langage émotionnel (métaphore). Le grand défi est désormais la constitution d’une nouvelle « philosophie de l’esprit » (non limitée à la théorie des représentations mentales de la psychologie cognitive) qui rétablirait (ou au moins discuterait) la continuité entre niveaux : mécanismes biologiques (chimiques, électriques, physiologiques) ; comportement ; psychologie (affectivité, langage, conscience) ; phénoménologie de l’expérience émotionnelle. Toutefois, si la position du philosophe est relativement confortable quand il s’agit de s’élever au dessus du sens commun pour en critiquer les préjugés, elle l’est moins quand les mêmes préjugés se retrouvent dans les sciences et que ce sont les sciences (disciplines hautement théoriques) qu’il lui faut critiquer. Or, deux tendances contraires s’affrontent dans la littérature (philosophique, psychologique ou neurophysiologique) sur les émotions : soit on extériorise complètement les émotions en les rattachant au contexte de l’interaction sociologique, éthologique ou écologique ; soit on les intériorise complètement dans le cerveau. Chaque tendance trouve en elle-même sa propre limite. Si les émotions se réduisent à des schèmes interactionnels (ex. des « jeux de langage ») les sujets n’auront plus à éprouver quelque chose pour qu’on leur attribue des émotions. Si les émotions se réduisent à des événements « dans le cerveau » ces événements étant causalement liés à d’autres dans le métabolisme pourront survenir sans rapport aux circonstances heureuses ou malheureuses dans lesquelles nous éprouvons normalement des émotions.
V. L’expression des émotions: Ni l’extrinséquisme communicationnel, ni l’intrinséquisme neuronal ne rendent compte de la relation circulaire entre le fait d’éprouver des émotions et le fait de les exprimer. Une émotion contenue ou refoulée s’affaiblit (Descartes : « s’exercer à séparer les mouvements des esprits d’avec les pensées auxquelles ils ont coutume d’être joints »[19]). Les émotions ont des stimulants spécifiques, qui sont précisément les expressions d’émotions sur le visage d’autrui : même si l’on peut avoir peur sans voir quelqu’un qui a peur, on ne peut pas avoir peur sans le montrer ni voir quelqu’un qui a peur sans ressentir sa peur. Les expressions d’émotions sont des comportements complets dont la production est soumise à des contraintes anatomiques de l’appareil musculaire et du système nerveux. La connaissance de ces contraintes peut contribuer à éclairer certaines confusions. Le conflit du volontarisme rationaliste qui ignore l’inertie de l’organisme et de l’irrationalisme émotionnel qui sous-estime les capacités de contrôle de l’être humain peut être réglé par la dualité des voies (« pyramidale » ou «extrapyramidale ») de production des comportements émotionnels. La complémentarité des contributions du cortex et des noyaux sous-corticaux apaise le conflit entre les partisans du « toute expression est langage » et ceux du caractère essentiellement prélinguistique des émotions. La non latéralisation des mouvements des muscles du haut du visage, leur peu de représentation dans « l’homoncule moteur » du cortex, les dissociations par lésions cérébrales témoignent de la dépendance du haut du visage par rapport aux centres sous-corticaux (ganglions de la base), tandis que la musculature de la bouche est sous le contrôle du cortex frontal (action volontaire). Le fait qu’on ne saurait néanmoins identifier le comportement émotionnel avec les émotions correspondantes est souligné par les cas étranges des crises de larmes ou de fou rire pathologiques, non accompagnés de tristesse ni de joie. Quelle que soit notre volonté d’ouverture philosophique aux données susceptibles d’instruire notre réflexion, les ambiguïtés de la méthode empirique ne doivent pas être passées sous silence, ni sa religion du questionnaire. Darwin, en 1867, a diffusé un questionnaire auprès des voyageurs, missionnaires et fonctionnaires de tous les continents pour savoir si les mêmes expressions d’émotions se retrouvent « dans toutes les races humaines en particulier celles qui n’ont eu que peu de rapports avec les européens » : « L’étonnement s’exprime-t-il en ouvrant tout grand les yeux et la bouche et en levant les sourcils ? La honte provoque-t-elle un rougissement (quand la couleur de la peau permet de voir celui-ci) ? » Ce souci d’information et de vérification se confond avec une recherche de preuve d’identité et de généralité et une volonté d’explication uniforme. En1872, le même Darwin expose les trois Principes fondamentaux de l’expression des émotions[20] : I. L’association des habitudes utiles : le retour de certains états d’esprit pour la satisfaction desquels certaines actions ont été utiles engendre la tendance à accomplir les mêmes actions par habitude et sans utilité particulière; II. Le principe d’opposition : la survenue d’un état d’esprit opposé à un état pour lequel une certaine action est habituellement utile engendre la tendance à accomplir une action de sens opposé à la première ; III. Le principe de l’action directe du système nerveux : l’excitation sensorielle emprunte la voie des connexions nerveuses pour produire de manière involontaire et inconsciente des effets que nous reconnaissons comme expressifs. Le psychologue Paul Ekman, auteur d’un système classique de codage des expressions faciales[21], a réalisé de 1969 à 1987 une série d’enquêtes transculturelles sur des groupes de sujets occidentaux et non occidentaux afin de vérifier son hypothèse de l’universalité des expressions d’émotions. Sa méthode : présentation de photographies de visages sélectionnées comme exprimant diverses catégories d’émotions (« bonheur », « surprise », « tristesse », « peur », « dégoût » et « colère ») et évaluation statistique de la proportion de « bonnes réponses » à un questionnaire à choix forcé sur la reconnaissance des émotions en question. La critique de cette méthodologie a souligné que la proportion apparemment significative de réponses semblables pouvait avoir été induite par : l’éventail restreint du choix des réponses ; le caractère non spontané des expressions ; l’absence de contexte ; le rôle des traducteurs ou informateurs ; l’ignorance des catégories mentales indigènes, etc.[22] Comprendre les expressions d’émotions c’est comprendre une autre vision du monde, pas moins. La catégorisation des émotions doit être réinsérée dans la question générale de la compréhension des catégories mentales d’un groupe humain étranger à celui de l’ego, qui peuvent être les hommes d’une autre époque, d’une autre culture, parlant une autre langue, communiant en une autre religion, etc. Ce problème a été traité de deux façons. Une façon normative et logique : le logicien Quine a défendu contre la thèse de l’existence d’une « mentalité primitive » prélogique (Lévy-Bruhl) et contre celle d’une « incommensurabilité » des conceptions du monde liées aux différentes langues (Sapir, Whorf), l’idée que toute langue et toute pensée doit pouvoir en principe être reformulée dans les symboles de la logique élémentaire, critère universel de signification et d’intercompréhension. En parallèle, il a connu aussi un abordage pragmatique et herméneutique : la tradition des études bibliques, des philologues, des Humanités, des historiens (archivistes, paléographes), des anthropologues de terrain, etc. repose sur une certaine idée de la compréhension par un travail spécial (plutôt un art qu’une méthode scientifique) de transfert, d’immersion et d’imprégnation dans un horizon non familier[23]. Un exemple nous ramènera utilement sur le terrain anthropologique : les Baruyas de Nlle Guinée (M. Godelier). La notion d’émotion et d’expression faciale des émotions supposée par le questionnaire d’Ekman n’a pas de sens pour ce groupe humain dont le système de croyances (reflet de l’organisation sociale) accorde à la peau un statut complètement différent de celui d’épiderme recouvrant les muscles faciaux. La peau (entièrement recouverte de tatouages chez les chefs) est interface entre le monde des esprits et le monde des hommes, lieu d’inscription du statut social, mode de manifestation permanent de tout un spectre d’états du corps et de l’âme indissociable d’un état des relations entre l’individu et la communauté. Les initiations ont pour fonction d’inculquer à l’individu le répertoire des conduites à tenir et des expressions (toujours strictement codifiées) des émotions requises en chaque cas. Ainsi, « le deuil » n’a rien de privé : l’individu manifeste sa perte en cessant de se laver, de se raser, en s’entaillant le front, s’enduisant de cendres, etc. La levée du deuil est elle-même un acte public, une réinsertion. « La honte » : la femme qui a ses règles est « impure » et le manifeste en s’enduisant d’une argile sombre, en se retirant dans la forêt, etc. « La colère » est un appel à la solidarité dans la vengeance : dans certaines situations, l’individu est contraint d’éclater de rage… Impossible, on le voit, de comprendre l’expression Baruya des émotions sans se replacer dans le contexte d’une ethnobiologie complètement étrangère où le corps n’a pas été soumis à la réduction cartésienne à une pure substance étendue.
VI. Des controverses persistantes: Le scanner a beau nous donner des vues inédites du cerveau actif, on est encore loin d’une vision de l’esprit actif dans le flux continuel de sa vie affective dont ces activations cérébrales transitoires sont le substrat : un « cinéma mental ». La controverse est relancée sur le niveau dans la hiérarchie du « traitement de l’information sensorielle » où intervient l’évaluation émotionnelle des objets : en fin de traitement, ultérieurement à un procès neutre complet d’identification perceptive, ou précocement, par anticipation sur la pleine reconnaissance de l’objet[24]? Les centres concernés par le traitement neural des émotions sont-ils des modules spécifiquement dédiés à chaque catégorie émotionnelle ou des circuits enchevêtrés en constante interaction ? Les émotions possèdent-elles une quelconque spécificité en dehors de l’activité fluctuante de boucles fonctionnelles liant des noyaux nerveux largement distribués et multiplement interconnectés ? Faut-il même accorder aux émotions la valeur d’une étape distincte dans l’architecture fonctionnelle de la motivation et de l’action (ne sont-elles pas plutôt simulation – émulation interne des actions par activation anticipatrice des boucles sensori-motrices sans issue motrice) ? L’apport des nouvelles technologies n’a pas résolu les controverses antérieures, mais les a seulement déplacées du terrain des spéculations sans fondements à celui de l’interprétation de résultats qui demeurent problématiques parce que leur découverte a précédé l’élaboration de la philosophie de l’esprit (et la psychobiologie du cerveau) qui pourraient les faire comprendre. La question de savoir si l’expression des émotions est universelle ou propre à chaque communauté humaine se subdivise en : Tous les hommes ont-ils les mêmes catégories d’émotions (que nous) ? Ont-ils le même répertoire d’expressions (que nous) ? Interprètent-ils les expressions d’émotions de la même manière (que nous) ? Ces questions se posent sur la toile de fond des grandes révolutions scientifiques du xxème s. : la prise de conscience de la relativité de l’homme moderne à une histoire évolutive des formes de vie animales et la prise de conscience de la relativité de la société moderne par rapport à d’autres formes d’organisation possibles déjà expérimentées ou encore en vigueur dans des communautés isolées. Ces deux révolutions ont donné naissance à deux groupes de disciplines : la psychologie et les disciplines dont l’objet est d’enraciner la vie de l’esprit dans le substrat biologique : neurophysiologie, psychobiologie, etc. ; la sociologie (des sociétés modernes), l’anthropologie (des sociétés primitives), disciplines dont l’objet est de réinsérer l’individu et sa vie mentale dans l’ensemble social institutionnel ou traditionnel. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ces révolutions intellectuelles ne s’additionnent pas nécessairement pour nous conduire dans l’harmonie sur la voie d’un progrès général des Lumières. Chaque discipline part de ses propres a priori qui expriment un mode d’approche de l’être humain dont la compatibilité avec celui de l’autre famille de disciplines n’est pas automatique. La psychologie présuppose l’unité essentielle d’une nature humaine fondée sur un héritage évolutif commun et une organisation anatomique et fonctionnelle du cerveau similaire. L’anthropologie présuppose une pluralité essentielle des formes d’organisation sociales et la structuration de l’esprit individuel par les systèmes de croyances, représentations et conventions régissant les sociétés. Nous en sommes là : tel est notre dilemme, parce que nul ne peut sauter par-dessus sa propre époque (Marx). Ce que nous apprenons en portant le regard sur les autres doit pouvoir être appliqué en retour à nous-mêmes de manière à discerner jusque dans nos entreprise les plus « objectives » en apparence l’influence de préjugés inaperçus, peut-être de mythologies inspirées par les rapports existants dans notre type particulier de société. La conception privatisée et mentalisée des émotions (que l’individu éprouve solitairement « dans son cœur », ou « dans son for intérieur ») est à rattacher à l’atomisation des individus dans nos sociétés dont les liens organiques des communautés primitives ou traditionnelles ont été brisés. Une raison pour nous d’être vigilant quant à la composition des « émotions de base » dans le cerveau.
Conclusion
Il est faux et trompeur de dire que les neurosciences « expliqueraient les émotions » et, sur la base des émotions, les sentiments et toute la vie de l’esprit. Les « systèmes émotionnels » du cerveau, substrats de l’expérience affective, ne sont pas eux-mêmes les émotions. La genèse des sentiments à partir des émotions primaires demeure inconnue, ainsi que leur mode d’interaction avec le langage, la culture d’une communauté humaine, les contraintes et règles d’un système social. L’intérêt philosophique réel des « neurosciences affectives » tient au dynamisme de leurs découvertes, qui obligent ces sciences (et nous) à une continuelle mutation intellectuelle. Les uns après les autres, les préjugés opposant la périphérie au centre, l’inné à l’acquis, le cognitif à l’affectif, le supérieur à l’inférieur, le modulaire au distribué, le hiérarchique au feedback, le cortical au sous-cortical, l’inconscient au conscient, etc. cèdent la place à une conception toujours plus souple et dynamique. Cette conception nouvelle tend à réintégrer « la colère », « la peur », « la tristesse », « la joie », etc. dans les circuits différenciés et interconnectés de la valorisation biologique de la perception et de la motivation de l’action. On revient ainsi à la signification étymologique – qui est aussi la signification phénoménologique – de « émotion » : le « se mouvoir » de l’agent.
[1][1] Professeur de philosophie à l’Université Marc Bloch, Strasbourg II, enseignant-chercheur associé au Laboratoire de Physiologie de la Perception et de l’Action, Collège de France. www.chez.com/jlpetit; jean-luc.petit@college-de-france.fr
[2][2] Ch. Darwin, L’expression des émotions chez l’homme et les animaux 1872. [3][3] J. Watson, Le Behaviorisme 1925. [4][4] P. Smith-Churchland, Neurophilosophie. L’esprit-cerveau 1999. [5][5] What is an emotion ? Mind 1884. [6][6] l’Éthique III. [7][7] A. Damasio, Spinoza avait raison 2003. [8][8] Schachter et Singer 1962. [9][9] Chwalisz et al. 1988. [10][10] E. Rolls, 1999. [11][11] Panksepp 1998. [12][12] Wittgenstein, Le Cahier Bleu et le Cahier Brun ; G.E.M. Anscombe, Intention. [13][13] Morris et al., 1996. [14][14] Blair et al., 1999. [15][15] L. Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus (1921) ; R. Carnap, Der logische Aufbau der Welt (1928); A. Tarski, Der Wahrheitsbegriff in den formalisierten Sprachen (1936). [16][16] Ch. Stevenson, Ethics and Language (1944). [17][17] L. Wittgenstein, Investigations philosophiques (1953). [18][18] G. Ryle, The Concept of Mind (1949); A. Kenny, Action, Emotion and Will (1963). [19][19] Les Passions de l’Ame, Art. 211. [20][20] The Expression of the Emotions in Man and Animals. [21][21] Facial action coding system, 1976. [22][22] James Russell, 1994. [23][23] Dilthey, Le Monde de l’Esprit ; Wittgenstein, Remarques sur « Le rameau d’or » de Frazer. [24][24] Rolls – Berthoz.
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