REALIDAD Y FICCI�N LECTURA, COMENTARIO, CREACI�N Escr�benos |
||
Revista Lindaraja n� 7, diciembre de 2006
|
"Le cerveau ne pense pas. Je pense"
Professeur de philosophie, Universit� Marc Bloch, Strasbourg II, Enseignant-chercheur associ� au Laboratoire de Physiologie de la Perception et de l�Action, umr cnrs 7152 Coll�ge de France
Para la versi�n del art�culo en Word
R�sum� : Je me propose de revenir sur � le dialogue manqu� � Changeux � Ric�ur afin de mieux comprendre ce qui fait difficult� dans la relation entre neurosciences et ph�nom�nologie. Cette difficult� apparente est-elle r�elle, et en ce cas doit-elle �tre consid�r�e comme insurmontable ? La r�ponse viendra peut-�tre des neurosciences elles-m�mes, o� l�on peut apercevoir les signes avant-coureurs d�un esprit nouveau. De nouvelles neurosciences de l�anticipation et de l�action pourraient satisfaire les exigences de la ph�nom�nologie que les neurosciences classiques, domin�es qu�elles �taient (et qu�elles restent) par l�id�ologie cognitiviste des repr�sentations � objets mentaux. Ces exigences avaient �t� exprim�es d�abord dans Le volontaire et l�involontaire qui ouvraient � bien avant qu�il soit question de � neurosciences cognitives � � la perspective d�une ph�nom�nologie de l�action que l�orientation herm�neutique de l��uvre ric�urien ult�rieur a laiss�e de c�t�. La relance de cette ph�nom�nologie de l�action pourrait contribuer � l��clairement des neurosciences et des sciences cognitives par le rappel des intuitions de la ph�nom�nologie sur le corps propre et l�empathie. Nouvelle occasion de v�rifier la f�condit� de l�enseignement de notre ma�tre Ric�ur jusque dans des secteurs qui n�ont pas �t� les siens.
Introduction. Je souhaiterais commencer par l��vocation de ma derni�re rencontre avec Paul Ric�ur. Non sans appr�hension, une appr�hension doubl�e d�un remords de conscience que faute d�une visite aux � Murs Blancs �, projet�e mais toujours remise, cette rencontre ait �t� la derni�re. Car ce n�est pas volontiers qu�on se replonge dans la confusion int�rieure d�un tournant de l�existence o� l�on s��tait imagin� par une d�cision de s�paration conjugale reprendre l�initiative perdue dans la conduite de sa vie � avec l�espoir de recouvrer l�estime de soi � alors m�me qu�on c�dait aussi, peut-�tre, � la fascination devant l�irr�vocable. Une toile de fond morose donc, pour cette soir�e du lundi 2 mars 1998 organis�e dans ses appartements, tr�s chics, de la place du Panth�on par l��ditrice � la mode, Odile Jacob, pour le lancement de La nature et la r�gle[2][2] : soir�e � laquelle j��tais convi� sur les instances de Ric�ur, comme �tant avec lui � en proximit� de pens�e � (sa d�dicace sur mon exemplaire), en compagnie d�un groupe de journalistes litt�raires et d�intellectuels parisiens choisis sur d�autres crit�res. Suivant une �tiquette irr�prochable, les services alternaient avec des interm�des philosophiques o� les deux auteurs se pronon�aient, tour � tour, sur les grands th�mes du livre et se pr�taient au jeu des questions avec des convives, impressionn�s de la gravit� peu commune du d�bat et flatt�s (confort�s dans le sentiment de leur propre importance) d�en �tre. La personnalit� des dialoguants ressortait en pareil cadre avec un relief qu�accentuait le contraste entre eux. Devant l�assurance inentamable de Jean-Pierre Changeux, qui appuyait son discours de v�rit� du poids des faits et de l�autorit� du porte-parole officiel de la science, Ric�ur, malgr� l��ge et la maladie, �tait comme toujours simplement lui-m�me : l�individu courageux dans un monde acad�mique o� d�autres vertus sont � l�honneur, la droite conscience sans faiblesse pour les consensus m�diocres, l�argumentateur coriace � who knows what counts as an argument � (qualit� qu�il appr�ciait chez ses coll�gues anglo-saxons et dont il d�plorait la raret� en d�autres milieux). � Ric�ur � la vigueur �, cette �quation exprimait l�homme : Mme Paulette Mounier, veuve d�Emmanuel Mounier qui r�sidait avec ses deux filles dans l�autre pavillon des Murs Blancs, disait qu�un jour o� elle s��tait fait une entorse � la cheville et ne pouvait plus marcher, il l�avait soulev�e dans ses bras � comme une plume �. Je retrouve, pour ma part, cette m�me vigueur � chaque relecture de La nature et la r�gle. L�acte de penser redevient alors ce que l�habitude du parler � cognition � nous a fait trop oublier : l�exercice de prise en responsabilit� ultime de soi par quelqu�un ; quelqu�un, comme d�j� Descartes, qui ne laisserait � nul autre la charge de r�pondre de ce qu�il avance. Quelle diff�rence avec l�esquive de responsabilit� syst�matique de ceux qui se retranchent toujours derri�re un collectif : � Nous autres, th�oriciens naturalistes, etc. � ! Responsabilit�, au demeurant, si peu engag�e par un tel discours, qui ne dit rien qui ne l�ait d�j� �t� par toute une communaut� en fonction du secteur de recherche consid�r�. En ce contexte retrouv� de pens�e vive (mais pas en n�importe quel contexte), il est litt�ralement vrai de dire que c�est la personne enti�re qui pense. Or, cette �vidence n�en est pas une pour tout le monde. C�est ce que m�a montr� l�unanimit� des r�serves ou des d�ceptions au sujet des positions de Ric�ur de la part des biologistes avec qui j�ai pu avoir l�occasion d�en discuter, quelles que soient d�ailleurs leurs dispositions envers la ph�nom�nologie. Sinc�rement d�concert�, vu mon parcours personnel de philosophe ph�nom�nologue � la rencontre des neurosciences, mais ne voulant pas m�en tenir l�, sans m�arr�ter plus longtemps aux traits de personnalit� des interlocuteurs du dialogue ci-dessus, je porterai donc l�examen au fond : c�est-�-dire sur l�essence des difficult�s de la relation entre ph�nom�nologie et neurosciences. En r�sum�, je me propose ici de mettre en �vidence l�existence de telles difficult�s, mais en signalant une issue possible. Et je vais faire en sorte de m�aider dans les deux cas des indications que je trouve chez Ricoeur. Ce sera ma contribution � la preuve de la permanence de sa pens�e. 1) Attention au pi�ge de la gigantomachie ! a) Conflit des facult�s et imp�rialisme id�ologique. � Le Savant ― le Philosophe � : nous n�aurons pas la na�vet� de penser que la question actuellement pos�e le serait dans les termes d�un face � face de ces figures tut�laires dont chacune tiendrait sous sa protection les int�r�ts d�une Facult� de l�Acad�mie. Aujourd�hui comme hier, le domaine intellectuel est travers� de pressions id�ologiques auxquelles le penseur doit savoir qu�il d�pend de lui de c�der ou r�sister. Hier, c��tait la vague du freudo-marxisme structuraliste, ou d�constructionniste. Ricoeur fut un des rares philosophes � rappeler le primat de la subjectivit� dans l�interpr�tation des sympt�mes ou des �uvres litt�raires, dans les actes de base de l�action pratique ou les actes de parole des institutions juridiques, dans le r�cit biographique de la fiction romanesque ou la structure narrative d�une explication historique. Aujourd�hui, c�est l�entreprise du naturalisme cognitiviste � l��gard de l�esprit humain : l�intentionnalit�, la r�f�rence des repr�sentations � un objet, l�orientation des actions vers un but, l�interaction dans la communication interpersonnelle, la subordination des conduites individuelles � des valeurs communes, toutes ces dimensions de l�exp�rience dont la ph�nom�nologie avait d�fendu l�irr�ductibilit� � des causalit�s factuelles de l��tre objectif, sont ramen�es � des syst�mes mentaux du cerveau humain, produit de l��volution darwinienne. Un empire se nourrit des d�pouilles du pr�c�dent : les m�mes psychanalystes lacaniens qui avaient rejet� Ricoeur du c�t� de � la philosophie du sujet � sont contraints de prendre la d�fense du sujet contre la psychiatrie cognitive qui biologise et m�dicalise le v�cu.
b) La pens�e (et l�impens�) dans la science. � La science pense � � et c�est bien l� le probl�me ! Puisque la contrainte de devoir elle-m�me, � ses risques et p�rils, se charger de l�interpr�tation des donn�es empiriques (un flux continu issu de la comp�tition entre laboratoires) l�expose � toutes les tentations du contexte id�ologique. Par une �trange amn�sie, soixante ans apr�s les applications qu�on sait de l�eug�nisme, ressurgit l�utopie d�une � �thique � d�duite de l��volution. M�me provenance : l�id�ologie anglo-saxonne du march�, �rig�e en loi du vivant. Une loi d��limination naturelle des inaptes dont il serait urgent de r�tablir en soci�t� le libre jeu. On br�le les poubelles et les autos dans les banlieues ? Promulguons le d�pistage psychiatrique � du trouble des conduites � d�s 3 ans et lib�ralisons l�administration de Ritaline aux enfants hyperactifs : la loi et l�ordre seront restaur�s dans l�Etat (expertise de l�Institut national de la sant� et de la recherche m�dicale du 22 septembre 2005[3]). Non purement th�oriques, les motivations d�une telle � cognition sociale naturalis�e � ne sont plus du ressort des sp�cialistes : � la d�viance morale pose un probl�me diff�rent de celui du dysfonctionnement pathologique � (Ricoeur).
c) La cl�ture implicite du dialogisme. Mais, qui voudra participer � un jeu dont le meneur distribuerait les cartes � son avantage, s�attribuant toujours celle du gagnant, au protagoniste celle du perdant ? Or, � quoi revient le dialogue avec le scientifique quand la biologie, se voulant science cognitive, part � � la conqu�te de l�esprit � ? Sur la base de la tradition, le philosophe pourra toujours �mettre ses consid�rations r�flexives sur l�esprit humain : au mieux il redira en termes approximatifs ce dont le savant est seul � poss�der un savoir empiriquement fond�. En dehors de cette voie �troite : verbalisme ou fausset� ! D�s ce moment, le dialogisme se referme comme un pi�ge sur le philosophe du dialogue, victime de ses propres principes : sur l�infortun� Ricoeur, le premier, qui s�est fait de l�accueil � la parole d�autrui une r�gle intangible.
d) Ambigu�t�s du projet de construire un discours commun. Pour autant, quels que soient les pr�suppos�s cach�s d�une discussion, si in�galement r�partis que soient les avantages et les handicaps respectifs, il semble qu�un imp�ratif s�impose de toutes fa�ons : � construire un discours commun � est un objectif qu�on ne saurait r�cuser sans se d�consid�rer partout. Sauf qu�un discours ne devient pas commun sur la base d�une perp�tuelle ambigu�t�. Ambigu�t� que trahit le lexique de la naturalisation des concepts ph�nom�nologiques. � Repr�sentation � : tant�t l�acte de se repr�senter une chose ; tant�t un objet mental dans le cerveau. � Action � : tant�t l��preuve d�objectivation d�une int�riorit� subjective ; tant�t un mouvement corporel programm� par la repr�sentation du but. � Intentionnalit� � : tant�t l�orientation active de l��tre subjectif dans le monde ; tant�t le fait que les repr�sentations dans le cerveau sont � au sujet de � l�objet qui les cause. Etc.
e) Repartir d�une intuition commune et concourir � sa capture. Devant cet �vident blocage du dialogue, je souhaiterais �voquer une solution de rechange. Mais, protestera-t-on, peut-il y avoir une autre voie que le dialogue ? Oui, si l�on veut bien r�activer une intuition commune aux ph�nom�nologues, premi�re mani�re : Husserl, Scheler, Dilthey, Merleau-Ponty, Sartre, mais aussi le premier Ricoeur[4]. Celle-ci : un ph�nom�nologue a affaire � une exp�rience qu�il lui incombe de m�thodiquement d�crire, une exp�rience si habituelle qu�elle passe inaper�ue, dissimul�e qu�elle est sous ses objectivations, � commencer par sa mise en forme scientifique. Un certain relativisme linguistique nous a fait quitter ce terrain d�exp�rience qu�il s�agit d�sormais de retrouver, si nous voulons participer avec les chercheurs empiriques � une �uvre commune par une contribution plus positive qu�un ajustement interne du langage ou un examen logique des arguments. Car enfin, si nous avons quelque chose � dire du � corps propre � (Leib) et de � l�empathie � (Einf�hlung), c�est en r�f�rence � des v�cus subjectifs dont nous avons une exp�rience qui requiert l�approche ph�nom�nologique, de pr�f�rence � toute exp�rimentation.
2) Ontologie spontan�e et epistemologie m�connue : a) Pluralisme m�thodologique de la praxis scientifique. Si l�exemplarit� de la posture morale de Ricoeur en diverses occasions (guerre d�Alg�rie) a impos� le respect, ce n�est pas une raison de subsumer son �uvre sous la cat�gorie : �thique. Or, un biais en ce sens existe. Il fait qu�on n�a pas not� l�acuit� de son regard �pist�mologique. En effet, Ricoeur est incomparable lorsqu�il faut mettre au jour la diversit� r�elle sous l�uniformit� de fa�ade dans un domaine d�investigation scientifique. C�est ce qu�il a fait pour les �tudes historiques, non sans provoquer l�agacement des historiens, peu flatt�s de la bigarrure de leur pr�tendue positivit�. Mais, c�est aussi ce dont il s�est �galement prouv� capable en un domaine qui n�a que tardivement attir� l�attention des philosophes, celui des neurosciences et sciences cognitives. Ce qu�il en dit d�note une sensibilit� � l�h�t�rog�ne sous les regroupements disciplinaires en usage. D�j�, les neurosciences se d�signaient au pluriel, mais devenant � cognitives �, elles se satellisent des disciplines annexes : pluralisme redoubl�. Or, dans la recherche, comme pratique effective, chaque mode d�approche g�n�re son propre discours et chaque discours renvoie � sa propre ontologie. Sans que rien ne prouve a priori que ces discours, m�me si, en d�finitive, ils traitent � de la m�me chose �, soient pour autant tous mutuellement traduisibles sans perte d�information. L��cologiste s�int�resse � la relation du vivant et de son milieu, l��thologiste au comportement animal, le psychiatre � la personnalit� et aux ant�c�dents du patient, le psychologue aux fonctions psychologiques, le physiologiste aux syst�mes du cerveau.
b) Monisme ontologique du Grand Discours de V�rit�. Bien s�r, l�exigence d�int�gration de cette diversit� se fait sentir. Mais, peut-elle � l�heure pr�sente �tre autrement satisfaite qu�au plan de l�expos� p�dagogique ou de la d�claration d�intention id�ologique ? Car, il n�existe rien de tel qu�un discours explicatif homog�ne qui puisse rendre compte, en termes des m�canismes mol�culaires, chimiques ou �lectriques, de la synapse, par exemple, de tout l��tagement des niveaux de complexit� qu�on peut distinguer entre cette synapse et le patron d�activation transitoire d�une assembl�e cellulaire, ou la carte somatotopique corticale, ou la variation locale du flux sanguin c�r�bral, ou encore la dynamique de l�activit� �lectrophysiologique globale. Et encore, cette �num�ration ne sort-elle pas de la r�gion � cerveau �. La d�monstration devient triviale quand on passe au comportement, qui plus est au comportement dans ses conditions naturelles � �cologiques �. Le fait qu�on peut sauter d�un � niveau de description � au niveau inf�rieur en retombant � chaque fois sur � des m�canismes � n�explique pas grand-chose, vu l�amphibologie sur ces � descriptions � et � m�canismes �. Ce qui est m�canisme au plan mental peut-il �tre mis en corr�lation avec ce qui est m�canisme au plan neuronal ? : c�est la question qu�on se pose � nouveaux frais, � propos de chaque fonction �tudi�e. Rien n�interdit, au demeurant, d��laborer sur les bases d�une position id�ologique pr�con�ue (le monisme mat�rialiste tir�, hier de Haeckel, dor�navant de Spinoza) un discours � s�mantique homog�ne qui, du fait m�me de cette homog�n�it�, pourra passer pour la vitre transparente plac�e devant l��tre. On aura alors, sinon le Grand Discours de V�rit� de la science � son terme, du moins un effort en ce sens. L�interlocuteur de Ricoeur poss�de ce talent.
c) L�imagerie c�r�brale en guise de speculum mentis. Un test de la clairvoyance de Ricoeur est qu�il ne partage pas l�enthousiasme de beaucoup pour les performances de l�imagerie c�r�brale. � Fen�tre ouverte sur le cerveau pensant qui nous fait voir l�image des �tats mentaux � : qui r�sisterait � la fascination de la m�taphore visuelle dont cette trompeuse pr�sentation est impr�gn�e ? Pr�cis�ment, l�auteur de La m�taphore vive[5] (� distinguer des m�taphores us�es ou mortes !) qui nous enseigne que la m�taphore fait voir les choses d�une certaine fa�on, parfois en fait voir alors qu�il n�y en a pas. Et aussi que la fa�on dont la m�taphore visuelle fait voir les choses, c�est la modalit� du direct. Par sa seule puissance l�objet est l�, sous nos yeux. Elle est m�taphore objectivante par excellence. Pour nous persuader qu�il y a � des intentions � dans les aires pr�motrices, il suffit d�sormais qu�on puisse � les observer directement � par imagerie. Devant cette d�rive m�taphorique on devra toujours rappeler que l�image est pour un observateur, un contemplateur ou un r�veur. Elle n�est pas � dans son cerveau �, encore moins � dans le cerveau d�un autre �. Sauf dans le jargon technique des synth�tiseurs � d�images de synth�se �. Sauf � rebaptiser � image � une configuration d�activit� locale (localis�e par un traitement statistique des enregistrements au scanner) dont on a fait l�hypoth�se qu�elle est corr�lative de l�accomplissement par le sujet d�une t�che, elle-m�me isol�e du reste de son comportement de mani�re � garantir la s�lectivit� de cette correspondance fonctionnelle. Ces r�serves de Ricoeur sont exprim�es dans une critique du langage, mais qu�on ne s�y trompe pas : elles vont plus loin. Elles renvoient � la controverse entre physiologistes, informaticiens et physiciens au sujet du caract�re significatif ou non des foyers d�activit�s dans l�image et de la comparabilit� ou non comparabilit� des images obtenues par des techniques diff�rentes.
3) De la ph�nom�nologie � l�herm�neutique (et retour) : a) N�cessit� et d�passement de l��gologie ph�nom�nologique. A pr�sent, je me retrouve l��l�ve de Ricoeur que d�une certaine mani�re je n�ai jamais cess� d��tre (en d�pit de moi, j�en fais l�aveu !), et la crainte me saisit. Aurais-je, pour l�ensemble de sa carri�re philosophique, la m�me capacit� de ressaisir, qui m�a toujours frapp� d��tonnement et d�admiration chez lui ? C�est n�anmoins cel� qui m�incombe, si je veux acheminer le lecteur vers le versant positif de ce qui peut ressembler, jusqu�ici, au scepticisme du penseur spirituel devant les pr�tentions conqu�rantes d�une science positive. Au moins aurai-je �bauch� un programme, si les limites de cet article m�emp�chent de le remplir. Ayant rejoint Ricoeur pour la pr�paration d�un m�moire de Dipl�me d�Etudes Sup�rieures � Nanterre sur les M�ditations cart�siennes de Husserl, j�ai �t� sensibilis� � la constance de sa r�f�rence � l�ego. Une �gologie est au c�ur permanent de sa ph�nom�nologie. De cette fid�lit� il a pay� le prix : soutenant le choc des vagues successives de l�objectivisme n�gateur de la subjectivit� (Lacan, Greimas, L�vi-Strauss, Braudel, etc.). Mais cette assomption du p�le �gologique a toujours �t� prise dans une tension, du fait du sens aigu de l�insuffisance des ressources fondationnelles de l�ego pour constituer l�objectivit� du sens. Une objectivit� qu�il redoutait si peu qu�il a toujours pr�f�r� � la r�flexion subjective et au repli sur l�int�riorit� l�immersion dans un domaine constitu�, sans se laisser rebuter par des bibliographies aux dimensions oc�aniques : linguistique, rh�torique, pragmatique, philosophie analytique, science historique, th�orie juridique, corpus freudien...
b) La d�rive de l�interpr�tation et sa rel�ve historico-culturelle. Cette tension de l�assomption de l�ego et du refus de s�y tenir aurait pu se d�tendre d�un coup. L�influence de Nietzsche, avec sa dissolution jubilatoire du Moi et de la chose dans l�interpr�tation infinie d�une intertextualit� sans sol dernier ni horizon ultime, a s�duit nombre de ph�nom�nologues (Derrida, Deleuze, Nancy). Non seulement Ricoeur a d�nonc� le nihilisme de cette critique �radicatrice du sujet, mais il a fait en sorte de retourner en positif le mouvement d�stabilisateur. Car l�interpr�tation, en tant que pratique concr�te, atteste l�importance de l�interpr�tant et consolide en face de lui l�objet qui motive son intervention. Tout le contraire de ce que pr�tendent les Blanchot et autres mystiques du � texte infini �. Encha�ner les approches interpr�tatives de l�exp�rience humaine les unes avec les autres en un mouvement amplifiant : ce geste pouvait alors �tre mis en avant comme contre-proposition. Vous parler d�interpr�tation ? Eh bien regardons-y de pr�s ; allons vers ceux qui la pratiquent, tandis que les philosophes en tirent argument : les philologues, linguistes, historiens, juristes, etc. Ainsi se dessinait un parcours r�p�tant en un sens celui de l�extran�ation et du retour � soi de la Ph�nom�nologie de l�Esprit de Hegel. Une m�me distanciation du Moi de soi-m�me avec retour � un Soi enrichi de toute la culture humaine, mais sans le dogmatisme du Concept surplombant.
c) Herm�neutique et analytique : l�option pour la voie du langage. Cette int�gration de l�interpr�tation � la ph�nom�nologie transform�e (sans rupture) en herm�neutique impliquait une option d�cisive sans garantie de retour. Une option pour une constitution langagi�re (narrative) du sujet qu�allait renforcer le dialogue avec la philosophie analytique. La th�orie analytique de l�action n�en retient, en effet, que la structure conceptuelle-propositionnelle qu�on lui impose en en parlant. Tandis que la th�orie analytique de l�histoire est plus une stylistique historiographique qu�une archivistique positiviste. De sorte que l�exp�rience v�cue, dont la ph�nom�nologie originelle se voulait la � science descriptive �, cette exp�rience v�cue en son mutisme reculait � l�horizon du discursivisme ricoeurien pour ne jamais plus �tre convoqu�e. En cela, l��uvre accuse son appartenance � l��poque des philosophies du langage, sans toutefois qu�il soit vrai de l�y pr�tendre enferm�e.
d) La voie de l�action incarn�e : une piste restant � explorer. Car une autre piste avait �t� ouverte, ant�rieurement � la rencontre de l�herm�neutique par le biais du symbole. Sa th�se de doctorat, Philosophie de la volont�, d�couvrait dans l�exp�rience de l�attention volontaire (� Je suis ce libre regard (150) �) le terrain propre d�une �gologie �id�tique de l�intentionnalit� pratique, une extension de l��gologie de la conscience cognitive dont Husserl avait fond� la possibilit� dans Ideen I[6]. Cette synth�se volontaire de l�ego ne le dissocie pas de l�appel de la chose � faire par lui dans le monde comme horizon de son projet d�action. Tandis que la chose ne pr�c�de pas le mouvement attentionnel qui l�objective : � La chose, c�est l�attention qui s�arr�te (142) �. Replong�e dans le mouvement de spatialisation organique de l�intention motrice, l�autoposition de l�ego lui donne corps : � le corps v�cu est r�ciproque d�une � tenue � de la volont� (15) �. Que ces analyses s�alimentent � l�exp�rience du prisonnier dans un camp de Pom�ranie orientale de 1940 � la fin de la guerre ou � l�exp�rience du protestant lecteur enthousiaste de Luther (De la libert� chr�tienne), elles ne th�matisent pas la contribution des formes du langage � la formation du je. Du moins pas au-del� de Husserl quand il prend appui sur les expressions habituelles du v�cu. Cette voie d�approche n�est clairement pas celle d�une constitution narrative de l�ego. 4) Vers une physiologie de l�anticipation et de l�interaction : a) Aux limites de l�analyse du discours de l�action. Prenant appui sur un �prouver du corps agissant pr�alable au fa�onnement de la repr�sentation par le langage, ces analyses �taient pr�monitoires. Dans l�heureuse na�vet� � pr�linguistique � d�une philosophie r�flexive, s�y affirme le pouvoir constituant de l�action � l��gard de la chose et du corps propre. Tandis que l�engagement ult�rieur dans la voie langagi�re pose probl�me pour le retour vers l�exp�rience du corps. Preuve en est le peu de r�ception en philosophie analytique de la proposition de Ricoeur[7] de replacer la ph�nom�nologie du corps propre sous l�analyse des � actes de base � de la th�orie de l�action analytique. Une telle th�orie de l�action, toute enti�re contenue dans les limites d�un examen de � ce qu�on en dit �, risque de n�aboutir qu�� une s�mantique de l�action priv�e du fondement ontologique dont une s�mantique d�pend pour ses �valuations de phrases d�action, fondement qui ne saurait �tre que les v�cus, inaccessibles par d�finition � cette approche langagi�re. Cette conclusion s��tait impos�e � moi � la suite de ma propre th�se de doctorat sur La s�mantique de l�action [8], o� j�avais tent� de reprendre et prolonger le mouvement de Ricoeur � la rencontre de la philosophie de l�action d�velopp�e dans le monde anglo-saxon � partir des Investigations II de Wittgenstein. Puisque l�action commence en de�� du discours, c�est la kinesth�se, incarnation du vouloir dans la motricit�, qu�il faut analyser d�abord.
b) L�anticipation dans la perception et l�action. L�autonomie que conf�re � la personne sa constitution langagi�re �tant pour lui un rempart suffisant contre les pr�tentions d�extension territoriale d�une neurophysiologie mol�culaire, Ricoeur dans le dialogue avec Changeux tend � revenir toujours � ses distinctions de niveaux de langage. Il s�expose du m�me coup au reproche de vouloir cr�er arbitrairement des ruptures dans un discours int�gratif qui pourrait �tre sans solution de continuit�. Mais, en v�rit�, ce dualisme physico-s�mantique n�est qu�un coup d�arr�t au dogmatisme physicaliste, le pr�alable indispensable � une contre-proposition positive. Or, celle-ci se fait attendre. Ricoeur ne fait pas r�f�rence en ce contexte � sa propre philosophie de la volont�. Pourquoi ? Peut-�tre un effet persistant de son tournant herm�neutique, impliquant l�abandon de l�intuition directe pour l�interpr�tation des signes. Or, c�est pourtant bien l� la base possible d�un discours commun : cet �prouver direct de l�exp�rience corporelle de l�agir, qu�aucun physiologiste ne nous refusera. Une ph�nom�nologie physiologique ram�nerait � un commun principe g�n�rateur la synth�se sensorielle de la chose par l�attention dans la perception et l�int�gration du sch�ma corporel de l�agent dans le mouvement. Ce principe est le primat de l�action qu�il lui avait fallu promouvoir en renversant la traditionnelle hi�rarchie subordonnant l�action � la r�ceptivit� sensorielle.
c) Sous le r�gne de la repr�sentation, la perc�e de l�action. Cet interdit personnel de remonter en de�� du langage pour relancer son programme initial s�ajoutant � sa g�n�reuse pr�occupation de rendre justice aux m�rites de ses �tudiants, c�est � mon Introduction au volume collectif Les neurosciences et la philosophie de l�action[9] tir� des Ateliers interdisciplinaires[10] organis�s avec l�appui des physiologistes � Strasbourg (1993-1996) qu�il a choisi de s�adresser pour r�pondre � Changeux[11]. Dans un effort, dont je r�alise toujours mieux qu�il prolonge celui du jeune Ricoeur, j�y discerne une tension encore inaper�ue dans les neurosciences contemporaines : elles ont besoin d�un discours hybride, mais commode, sur � les repr�sentations dans le cerveau �, emprunt� � la philosophie de l�esprit �tats-unienne. Ce discours gr�ve lourdement l�interpr�tation de leurs donn�es les plus r�volutionnaires d�un objectivisme na�f qui en amortit l�impact sur notre conception du fonctionnement c�r�bral. Malgr� tout, sous cette gangue, la perc�e commence � se faire d�une physiologie de l�anticipation et de la projection[12], qui apportera une validation empirique � la ph�nom�nologie de l�action volontaire. Dans la mesure, notamment, o� celle-ci voulait r�tablir � la place de l�anticipation dans tous les modes de la conscience[13] �.
d) Neuroscience sociale ou solipsisme c�r�bral ? Le combat du ph�nom�nologue contre l�objectivisme n�est pas un combat d�arri�re-garde sur les positions de repli d�une st�rile �gologie. C�est un combat pour le sens de l�objectivation qui va se jouer sur le terrain m�me d�une physiologie de l�action. Lorsque les neurosciences dites � cognitives �, c�est-�-dire celles qui travaillent encore sous le paradigme de la repr�sentation, auront �t� au bout de leur entreprise de d�tournement des concepts ph�nom�nologiques : intentionnalit�, corps propre, empathie, etc. elles achopperont sur l�irr�ductibilit� de la th�orie de la constitution � leur paradigme repr�sentationnel. Parce que l�action, comme repr�sentation mentale, ne saurait contribuer au sens d��tre du monde o� cette action intervient, ni au sens de la chose que cette action pr�l�ve sur l�horizon de ce monde, ni au sens du corps de l�agent op�rant ce pr�l�vement. C�est uniquement lorsque la physiologie aura �t� suffisamment ph�nom�nologis�e qu�elle concevra l�interaction entre les agents comme constitutive du monde, − le monde en tant que Lebenswelt et non monde physique pr�constitu� dans la repr�sentation scientifique � cette interaction constituante. De l�issue de ce combat d�pend la possibilit� que les neurosciences quittent le solipsisme c�r�bral de la repr�sentation pour soutenir leur ambition de devenir � neuroscience sociale �.
Conclusion. Une pens�e est fatalement orpheline de celui qui l�a �veill�e et qui s�en est all�. Mais la tristesse d�courage et l�on retrouve mieux Ricoeur dans le sens de l�urgence de la t�che. Il faut penser ! Sauvegarder sa vigilance contre toute �dification id�ologique, se drap�t-elle dans un manteau de science. L�influence d�une �uvre se mesure � l��clairage qu�elle projette hors de son terrain : ayant employ� son �nergie � d�voiler la subjectivit� � elle-m�me dans les formations objectiv�es du langage, Ricoeur n�a pas eu le loisir d�appliquer son expertise � ce domaine, encore disjoint il y a un demi-si�cle, de la psychologie et de la physiologie. Nous n�aurons pas trop manqu� � notre devoir si le lecteur aper�oit mieux maintenant, � la lumi�re qu�y projette son �uvre, certaines contraintes et lignes de force, mal reconnues encore, selon lesquelles ce domaine �tranger � elle s�organise en ses probl�matiques efforts d�int�gration.
bibliographie
Berthoz, 1977 : Alain Berthoz, Le sens du mouvement, Odile Jacob, Paris, 1977. Berthoz et Petit, 2006 : Alain Berthoz et Jean-Luc Petit, Physiologie de l�action et ph�nom�nologie, Odile Jacob, Paris, 2006. Changeux et Ric�ur, 1998 : Jean-Pierre Changeux et Paul Ric�ur, Ce qui nous fait penser. La nature et la r�gle, Odile Jacob, Paris, 1998. Husserl, 1950 : Edmund Husserl, Id�es directrices pour une ph�nom�nologie, trad. P. Ric�ur, Gallimard, Paris, 1950. Ric�ur, 1950/1988 : Paul Ric�ur, Philosophie de la volont�. I. Le volontaire et l�involontaire, Aubier, Paris, 1950/1988. Ric�ur, 1977 : Paul Ric�ur, La s�mantique de l�action, cnrs, Paris, 1977. Ric�ur, 1975 : Paul Ric�ur, La m�taphore vive, Le Seuil, Paris, 1975. Petit, 1991 : Jean-Luc Petit, L�action dans la philosophie analytique, Presses Universitaires de France, Paris, 1991. Petit (�d.), 1997 : Jean-Luc Petit (�d.), Les neurosciences et la philosophie de l�action, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1997.
[1] Professeur de philosophie, Universit� Marc Bloch, Strasbourg II, enseignant-chercheur associ� au Laboratoire de Physiologie de la Perception et de l�Action, umr cnrs 7152 Coll�ge de France. www.chez.com/jlpetit jean-luc.petit@college-de-france.fr [2] Changeux et Ric�ur, 1998. [3] Voir Le Monde, 23.09.2005. [4] Ric�ur, 1950/1988. [5] Ric�ur, 1975. [6] Husserl, 1950. [7] Ric�ur, 1977. [8] Petit, 1991. [9] Petit (�d.), 1997, p. 1-23. [10] Voir r�sum�s : www.chez.com/jlpetit [11] Changeux et Ric�ur, 1998, p. 106-109. [12] Berthoz, 1997 ; Berthoz et Petit, 2006. [13] Ric�ur, 1950/1988, p. 50.
� Jean-Luc Petit. Professeur de philosophie, Universit� Marc Bloch, Strasbourg II, enseignant-chercheur associ� au Laboratoire de Physiologie de la Perception et de l�Action, umr cnrs 7152 Coll�ge de France. www.chez.com/jlpetit jean-luc.petit@college-de-france.fr
� Publicado en Revue d�Histoire et de Philosophie Religieuses, 2006.
-------------------------------------------------------------------------------------------- Revista Lindaraja. ISSN: 1698 - 2169 N� 7, diciembre de 2006
REVISTA de estudios interdisciplinares y transdisciplinares
FILOSOF�A, LITERATURA, ARGUMENTACI�N, CIENCIA, ARTE
---------------------------------------------------------------------------------
Foro de Realidad y ficci�n www.realidadyficcion.org
|
|